
En 2020, le quotidien Libération publiait deux enquêtes-chocs qui allaient profondément ébranler l’image d’Ubisoft, l’un des plus grands studios de jeux vidéo au monde. Ces articles révélaient une culture d’entreprise toxique, marquée par des agissements sexistes, du harcèlement moral et sexuel, et une impunité systémique pour ceux qui en étaient les auteurs.
Cinq ans plus tard, après de nombreux retards procéduraux et renvois d’audience, le tribunal correctionnel de Bobigny a enfin rendu son verdict, posant une pierre judiciaire dans un dossier emblématique des abus de pouvoir dans l’industrie vidéoludique.
Tommy François : 3 ans avec sursis pour harcèlement moral et sexuel
Ancien vice-président du service éditorial chez Ubisoft, Tommy François est sans doute la figure la plus marquante de cette affaire. Présenté par d’anciens employés comme un "manipulateur toxique", il régnait sur un "boy's club" gangrené par le sexisme, les blagues graveleuses et les comportements déplacés.
Le tribunal l’a reconnu coupable de harcèlement moral et sexuel, ainsi que de tentative d’agression sexuelle. Il écope de trois ans de prison avec sursis et de 30 000 € d’amende.
Parmi les témoignages glaçants recueillis, l’un d’eux raconte comment il a tenté d’embrasser de force une collègue, qui n’a été protégée que grâce à l’intervention d'autres employés.
Serge Hascoët : 18 mois avec sursis pour complicité de harcèlement
Lui aussi très haut placé dans la hiérarchie, Serge Hascoët était ancien directeur créatif et numéro 2 d’Ubisoft. À ce titre, il a été reconnu complice de harcèlement moral, une accusation rare à ce niveau de responsabilité.
Condamné à 18 mois de prison avec sursis et 45 000 € d’amende, Hascoët est décrit par plusieurs témoins comme un homme qui couvrait les agissements de François, tout en ayant lui-même un comportement jugé "malaisant, voire vulgaire" avec certaines salariées. Il exigeait également que ses assistantes répondent à ses "caprices et besoins pressants", selon les termes du jugement.
Guillaume Patrux : 12 mois avec sursis pour comportement intimidant
Moins connu du grand public, Guillaume Patrux, ancien directeur de projet VR, a lui aussi été condamné. Il écope de 12 mois de prison avec sursis et de 10 000 € d’amende pour violence morale au sein d'une petite équipe. Les juges ont qualifié son comportement de violent, intimidant et néfaste, confirmant les récits déjà rapportés dans la presse en 2020.
L’avocate des parties civiles, Maude Beckers, a réagi avec satisfaction au verdict :
« C’est une très bonne décision aujourd’hui et également pour la suite. Pour toutes les sociétés, cela veut dire que quand on a un management toxique, les managers doivent être condamnés et les employeurs ne peuvent plus laisser passer. »
Ces condamnations en correctionnelle représentent un signal fort envoyé au monde de l’entreprise, et en particulier au secteur du jeu vidéo, longtemps accusé de fermer les yeux sur les abus internes.
Malgré la portée symbolique et juridique de ces condamnations, l’absence de certaines figures clés de la hiérarchie d’Ubisoft dans cette affaire a laissé un goût amer. Le PDG du groupe, Yves Guillemot, dont le nom a pourtant été cité dans de nombreuses enquêtes pour son inertie face aux signalements, n’a jamais été inquiété judiciairement.
Même constat pour Marie Derain, responsable des ressources humaines à l’époque des faits, dont le rôle dans l’inaction de la direction a souvent été remis en cause.
Cette impunité des plus hauts niveaux pose une question de fond : où s’arrête la responsabilité dans une chaîne de management toxique ? Quand un cadre est protégé, soutenu, promu malgré les plaintes, l’entreprise elle-même n’est-elle pas co-responsable ?
Ces condamnations sont une première dans le secteur français du jeu vidéo. Elles montrent que la justice peut agir même des années après les faits, et que le silence institutionnel n’est plus une protection absolue.
Mais elles soulignent aussi les limites du système actuel : pour beaucoup de victimes, le traumatisme est ancien, la carrière brisée, et la réparation symbolique n’efface pas les dégâts subis.
Reste à voir si Ubisoft, dont l’image a été lourdement entachée depuis 2020, saura tirer des leçons durables de cette affaire. Depuis, le studio a réorganisé certains services, mis en place des cellules de signalement, et promis une culture plus inclusive. Mais les doutes subsistent, d’autant que peu de sanctions internes avaient été prises à l’époque des révélations.
Le verdict rendu par le tribunal de Bobigny fait date. Pour la première fois, des cadres de très haut niveau dans une grande entreprise technologique française sont reconnus coupables de harcèlement moral et sexuel.
C’est une avancée, un avertissement, mais aussi un appel à continuer le combat pour une industrie du jeu vidéo — et un monde du travail en général — plus respectueux, plus juste et plus humain.
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