“Penser plus petit pour créer mieux” : l’appel de Meghan Morgan Juinio à repenser le modèle AAA du jeu vidéo

Publié le 22 octobre 2025 à 16:15

À l’heure où l’industrie du jeu vidéo multiplie les projets à plusieurs centaines de millions de dollars, la voix de Meghan Morgan Juinio, ex-employée de Santa Monica Studio (les créateurs de God of War), résonne comme une remise en question salutaire.
Lors d’un entretien accordé à Game Developer pendant la Gamescom Asia, la productrice a livré une réflexion lucide sur la dérive du modèle AAA et sur la nécessité de revenir à des productions plus modestes, mais plus humaines, créatives et accessibles.

Selon elle, il est temps que les grands studios cessent de viser uniquement la taille, la technique et le spectaculaire, pour redonner de la valeur à l’innovation, au plaisir de jeu et à la diversité des expériences.

 

Meghan Morgan Juinio, forte de son expérience dans l’un des studios les plus prestigieux du monde, ne remet pas en cause la légitimité des blockbusters.
Les God of War, Horizon, The Last of Us ou Elden Ring continueront de fasciner et de rapporter gros.
Mais selon elle, les équipes derrière ces mastodontes gagneraient à se diversifier, en explorant des formats plus légers :

« Je pense que ces grands acteurs ont l’opportunité de se diversifier en jeux double-A et en simple-A, et peut-être aussi en indépendant. Quelle taille, quelle forme cela prend-il ? Je ne sais pas […] mais je pense que nous devons regarder au-delà de la réaction instinctive de la pandémie et des deux années qui ont suivi et réfléchir sérieusement à qui nous voulons être. Quel type de produit voulons-nous proposer ? »

Autrement dit, il faut sortir de la logique de surenchère née des années post-pandémie, où chaque projet devait être plus vaste, plus immersif et plus photoréaliste que le précédent.
Les studios devraient, selon elle, se poser des questions fondamentales sur leur identité et leur mission créative.

 

Le concept de “AA” (double-A) désigne ces jeux intermédiaires, moins coûteux que les AAA, mais plus ambitieux que les productions indé.
Souvent portés par des studios plus modestes ou des équipes internes expérimentales, ils permettent de prendre des risques narratifs, esthétiques ou ludiques sans subir la pression financière d’un blockbuster.

Des exemples récents comme Hellblade, A Plague Tale, Remnant 2 ou Hades prouvent qu’un budget plus contenu peut rimer avec créativité, innovation et succès commercial.
Pour Juinio, les grands éditeurs devraient investir davantage dans ces formats, au lieu de mettre toutes leurs ressources sur quelques franchises phares au développement interminable.

 

Une autre conséquence positive de cette approche serait un ajustement des prix.
Les productions AAA coûtant de plus en plus cher, leur prix de vente tend à suivre la même inflation (jusqu’à 80 € ou plus).
En misant sur des titres de taille moyenne, les studios pourraient proposer des expériences plus abordables, tant sur le plan économique que ludique.

Et si cela signifie sacrifier une partie du réalisme graphique ou de la “grandeur” technique, ce n’est pas un problème selon Juinio :

« Peu importe la forme. Je pense que les joueurs d’aujourd’hui sont un peu insensibles aux beaux graphismes, à la taille, à l’échelle et à la portée. C’est presque une évidence, non ? Si un jeu n’est pas amusant, peu importe sa beauté. S’il n’est pas captivant ou ne suscite pas d’accroche, il ne touchera pas les joueurs. »

En d’autres termes, les joueurs veulent s’amuser, pas admirer des reflets en ray tracing.
Un gameplay inventif, un univers fort ou une idée originale ont souvent plus d’impact émotionnel qu’une vitrine technologique vide.

 

Depuis plusieurs années, l’industrie du jeu vidéo s’enferme dans une course effrénée à la démesure :

  • des mondes ouverts toujours plus vastes,

  • des graphismes photoréalistes,

  • des budgets colossaux,

  • et des équipes de plusieurs centaines de développeurs.

Ce modèle entraîne une explosion des coûts et des délais de production, mais aussi une crise du travail dans le secteur : crunch, burn-out, licenciements massifs après la sortie d’un jeu, etc.
Résultat : même les studios les plus solides, comme Naughty Dog, CD Projekt RED ou Ubisoft, peinent à maintenir un rythme soutenable.

Le problème, c’est que le public ne perçoit plus vraiment les différences de génération.
Entre une PS4 et une PS5, l’écart graphique n’a plus rien de spectaculaire.
Et face à cette “fatigue du réalisme”, Juinio plaide pour un retour à l’essentiel : le fun, la curiosité et la personnalité.

 

Juinio évoque avec justesse le cas du dernier Pokémon, souvent critiqué pour ses défauts techniques, ses bugs et ses graphismes datés.
Malgré tout, le jeu s’est vendu à des millions d’exemplaires et a rencontré un succès mondial.

Ce constat illustre parfaitement son propos :
les joueurs ne cherchent pas forcément le plus beau jeu, mais le plus engageant, le plus sincère, le plus amusant.
Un bon concept peut transcender des limites techniques, là où un blockbuster sans âme tombe vite dans l’oubli.

 

Derrière le plaidoyer de Juinio, on retrouve une idée fondamentale : la contrainte est source de créativité.
Quand les moyens sont limités, les studios doivent faire preuve d’ingéniosité — que ce soit dans le design, la narration ou les mécaniques.
C’est souvent dans ces contextes que naissent les projets les plus marquants, ceux qui prennent des risques et proposent une vraie identité.

Elle invite ainsi les grandes structures à réintroduire cette dimension artisanale, à encourager de petites équipes autonomes capables d’expérimenter, comme le fait déjà Sony avec des initiatives comme Astro’s Playroom ou Concrete Genie.


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